par anas lex » 16 Mai 2022 15:51
37 ans de bons et loyaux services ... et une erreur, une seule erreur.
Ca me rappelle une anecdote.
A l'époque, j'étais flic, à Paris. J'avais la dégaine caricaturale de l'inspecteur principal façon Charles Denner dans les films des années soixante-dix. Avec les fringues de Belmondo, je passais difficilement inaperçu. Il n’y a rien qui ressemble plus à un flic en civil qu’un flic en civil. Pourtant, j’étais considéré par ma hiérarchie comme un bon élément. Je cogitais assez vite, je tapais assez fort et j’avais un bon réseau de gars bien informés à qui je savais parler.
On m’avait mis sur une grosse affaire, presque aussi médiatique que celle du désanuseur de Troyes. Un cinglé du coupe-chou avait entrepris de refaire le portrait de jolies minettes. Toutes de la bonne société, blondes aux yeux foncés. Son profil était assez évident : maniaque frustré qui a dû avoir une relation étrange avec sa maman, laquelle lui disait sans doute qu’il était le plus beau au monde, avant qu’il ne soit confronté à la dure réalité : il ne plaisait pas aux femmes. Je n’ai jamais apprécié le discours assommant des psys qui sentent leurs propres pets, mais, dans le cas présent, c’était assez évident. Un collègue était allé jusqu’à affirmer que le mec avait une sale gueule et une petite bite. C’est le cas de la majorité des hommes et ça n’en fait pas des tueurs en série. Et puis, imaginez-vous devoir interroger tous les gars avec ce profil. La tâche aurait été titanesque.
Je préférais l’action et le concret. J’avais travaillé au corps un pauvre gars qui avait fini par me lâcher un nom et une adresse : François le menteur, un gars qui connaissait apparemment bien notre artiste et le bistrot Chez l’Ardéchois, où le susnommé avait ses habitudes. Les phalanges encore endolories, j’optais pour un déplacement sur les lieux, vers la fin du service. Il faut savoir qu’à l’époque, il n’y avait pas de restauration rapide. On allait au bistrot et on prenait le plat de jour avec un peu de vin. Le déjeuner permettait ainsi de délier les langues et d’obtenir des informations. Le tout passait sur les notes de frais.
Le bistrot Chez l’Ardéchois était presque vide, alors que tous les rades du coin étaient noirs de monde. « Étrange », je songeais. Je commandais une andouillette avec des pommes de terre tout en m’allumant une clope. La présentation du plat, ainsi que son goût, m’ont permis de comprendre pourquoi l’établissement était peu fréquenté. C’était absolument dégueulasse. Il me restait à comprendre pourquoi le dénommé François le menteur y allait. Je regardais avec insistance le taulier, peu affairé, qui se rendit à ma table.
« Monsieur veut ? » lâcha-t-il, d’un air las.
Je décidais d’aller directement au but. Je ne voulais pas supporter longtemps l’odeur de merde que dégageait cette andouillette. « Des renseignements, sur un dénommé François le Menteur ».
« Je ne connais pas de François », me répondit-il.
Je l’avertis virilement. « Arrête tes conneries. »
« C’est-à-dire, Monsieur, qu’au regard du pseudonyme de celui que vous cherchez, il ne s’appelle peut-être pas François », lâcha-t-il.
Coup de tonnerre. Il avait raison. Ce con était moins stupide qu’il en avait l’air. Il aurait pu faire un bon flic. Et moi, j’étais peut-être sur une fausse piste.
Mais c’était ma seule piste, avec celle de la sale gueule et de la petite bite.
J’optais pour une question ouverte : « Raconte-moi tout, depuis le début ».
Le gusse était pour le moins prolixe : « J’ai quitté mon Ardèche natale avec plein de projets, mais aucun moyen. Mon seul coup de chance est d’être tombé sur un propriétaire ardéchois, venant du village voisin du mien, qui m’a donné à bail cet établissement. Après, tout n’a été qu’un enchaînement d'emmerdes. Vous voyez ces murs ? ».
Je le laissais parler : « Oui. ».
Il continua : « Et bien, c’est moi, seul, qui les ai repris. J’ai fait du plâtre, j’ai poncé, j’ai repeint, j’ai tapissé. Et ça, bah tout le monde s’en fout. Personne ne dit : regardez-moi cet ardéchois, il a repris un local pourri et il l’a remis à neuf ».
Je ne voyais pas où il voulait en venir : « Je ne vois pas où vous voulez en venir ».
Le mec ajouta : « Le bar, vous le voyez, le zinc ? : c’est moi qui l’ait construit. Avec mes mains de fils de paysan, j’ai pris du bois, je l’ai découpé, je l’ai peint, je l’ai monté. Mais personne, je dis bien personne, ne s’est jamais exclamé : regardez-moi cet ardéchois, il a pris du bois, il l’a découpé, il l’a peint, il l’a monté, avec ses mains de fils de paysan ardéchois ! ».
Je me retenais de lui en coller une : « Et alors ? ».
Il ne s’arrêtait pas : « Et les chaises du bar ? Elles sont sur mesure. C’est moi et moi tout seul, avec mes mains de fils de paysan, qui ai pris les chutes de bois du bar, qui les ai peintes, qui les ai montées. Mais ça, tout le monde s’en moque. Vous ne trouverez jamais qui que ce soit vous dire : regardez-moi cet ardéchois, il a fait de belles chaises, avec ses mains d’enfant de pécores ardéchois !... »
Il marqua un silence, puis poursuivit : « … mais avisez-vous une fois, seulement une fois, d’*** une chèvre et votre réputation est faite ».