Belmondo Bizarro
29/05/2016 à 14h55
La venue de Mourinho à United rend le derby de Manchester encore plus intéressant. Pas seulement pour cette saison, mais pour le chassé-croisé entre les deux clubs depuis une dizaine d'années sur leur rayonnement respectif.
Déjà d'un point de vue économique, les deux clubs sont liés mais ont construit des images différentes et changeantes selon les périodes. Comme la majorité des clubs anglais, le football de Manchester est intimement lié à l'histoire économique de son pays, puisque la ville a explosé démographiquement et économiquement avec l'industrialisation du XIXe. Les associations de football ont un rôle tantôt corporatiste, tantôt social vu la croissance alarmante des quartiers ouvriers et les difficultés à gérer l'afflux de population. A vrai dire je ne connais pas par coeur l'histoire des deux clubs, mais il me semble que jusqu'à la guerre, leur coexistence est pacifique. En fait la rivalité nait quand l'équilibre économique et culturel est rompu, et je situe ce moment avec les années Busby à United. Même si ce n'est pas le début d'une hégémonie sans failles de United sur l'Angleterre (le City de Malcolm Allison a rééquilibré le débat), c'est pour moi le début de l'image d'Epinal de United. Les succès sportifs coïncident avec un mouvement culturel plus vaste en Angleterre et en Europe, et je crois que le Manchester United des années 60 a et possède encore une aura bien supérieure aux autres clubs anglais, dont City. George Best est une icône mondiale, alors que le nom de Colin Bell n'a pas traversé autant de frontières et autant d'années.
A partir de là, on a déjà l'essence de la rivalité qui est installée: à United les paillettes, les victoires et les grands joueurs, à City la lose, les joueurs de clubs et les victoires d'estime. Tout ça n'est pas remis en cause pendant des dizaines d'années, et l'écart va même en s'aggravant avec la période Fergie puisque City tombe en deuxième division et United monte tout en haut de l'Europe. A ce moment là il ne reste plus grand chose de la rivalité entre les deux clubs, mais dans les discours le cliché fait la part belle à la dimension économique de cette rivalité. Ce ne sont plus deux clubs d'une ville industrielle, ce n'est plus seulement les stars contre les "working class heroes", mais c'est surtout l'opposition entre les deux visages du capitalisme, que l'histoire de Manchester reflète déjà très bien: d'un côté les riches qui accumulent le pognon et profitent de la dérégulation du marché, d'un autre les déshérités qui essayent de ramasser les miettes. Beckham et Van Nistelrooy d'un côté, un vieux Peter Schmeichel et un Nicolas Anelka en perdition de l'autre. Tout cela est évidemment très exagéré, comme lorsque l'on dit que City est le club des Mancuniens, et United le club des autres, l'un développant un vrai lien affectif et l'autre un supportariat plus opportuniste. Mais l'idée est là bien ancrée, les premiers aiment être les vitrines du football anglais, les seconds aiment être le secret bien gardé du vrai football de Manchester. La Class of '92 est pourtant le signe que United ne tourne pas le dos à sa ville pendant que City accumule les transferts d'étrangers pour se donner l'impression d'exister.
Evidemment, depuis 2008, le paradigme s'est renversé. City est devenu un club de footix, la marionnette d'un investisseur encore plus gavé de pognon que United et surtout complètement désintéressé des caractéristiques du club. City n'est plus City, c'est un ensemble de structures sportives exerçant dans un championnat à forte visibilité. Comme par magie, City se retrouve dépossédé de sa seule force, à savoir sa proximité avec ses supporters. Le petit club se met à singer le gros, au point de lui voler son attaquant à grands renforts de pétrodollars. Sauf que là où United a su grandir patiemment en conservant son image de marque, City s'est propulsé à une telle vitesse dans le gotha des clubs anglais que personne n'a pu suivre. A la dimension économique, s'est donc ajoutée une dimension morale, qui n'était pas aussi appuyée auparavant. Impensable dix ans plus tôt, United se retrouve miraculeusement doté des qualités d'intégrité, de sagesse voire d'anglicité. Le camp des paillettes devient le camp de bien, et celui des miettes le camp du mal.
Le summum de cette rivalité nouvelle et un peu surjouée a lieu lors des saisons 2011-2012 et 2012-2013, lorsque City gagne son premier titre au finish face à United dont l'hégémonie prend fin, puis lorsque Sir Alex entonne son chant du cygne comme un sursaut de bravoure chevaleresque face au parvenu usurpateur. La rivalité prend un ton romanesque et l'on se prend à croire que celle-ci va habiter le championnat comme le Clasico peut le faire en Espagne.
Mais clairement, avec le départ de Fergie le soufflet retombe. La banalité gagne Manchester, on est lassé de critiquer les investisseurs étrangers tant ils sont légion, et United ne propose plus grand chose pour faire rêver. City gagne dans l'indifférence, United rentre dans le rang, l'excitation laisse place à l'ennui et va se rendre ailleurs. Avec l'arrivée de Van Gaal on se demande même si ce n'est pas United qui se prend pour son voisin en dépensant à tour de bras dans des joueurs surpayés. Ce nouveau renversement ne ravive pas la rivalité mais l'éteint définitivement. Pognon partout, passion nulle part.
Depuis deux ans la rivalité mancunienne ressemble à un tas de cendres, alors qu'aucune autre ne paraît vivace ailleurs, en comparaison avec l'Espagne et l'Allemagne qui en ont fait leur porte-drapeau. Pourtant la Premier League écrase encore plus les championnats par sa puissance financière, et assoit sa position de championnat le plus suivi au monde.
Alors, comme à Hollywood quand une franchise s'essouffle, on lance un reboot, et on y met un casting qui donnera de l'âme à une histoire qui n'en a plus. Plus personne ne croit à la rivalité mancunienne et à ses apparats. Aucun club ne peut revendiquer le camp du bien, la proximité avec sa ville ou même avec son pays. Si la ville n'a plus d'histoire à raconter, elle va donc rejouer une pièce de théâtre bien connue et maintes fois représentée il y a quelques années. City choisit Guardiola, pour tenter enfin d'obtenir l'amour perdu dans sa ville mais jamais trouvé dans le monde, et United choisit Mourinho, pour retrouver le caractère impitoyable des années glorieuses aujourd'hui disparues. On aimerait croire que se joue ici un nouvel acte de la rivalité mancunienne, mais il est plus probable que Manchester ne soit que le théatre d'une rivalité qui ne la concerne plus.