J'étais en train de discuter avec BV sur Facebook sur des histoires de philosophie de jeu et de gauche ou de droite, tiens, ça rentre plus ou moins dans votre conversation, je vais c/c ça ici tant qu'à m'être fait chier à écrire tout ça :
" Oui, en fait j'ai lâchement évacué la question parce qu'elle m'emmerde pas mal (pas tant en ce qui concerne Deschamps en soi d'ailleurs que de façon beaucoup plus générale).
Je vais essayer d'expliquer pourquoi mais je garantis pas que ce soit très clair.
En fait en l'état actuel du football, il m'est plus difficile qu'à l'époque où je m'enthousiasmais pour le Barça de Guardiola de décorréler ces histoires de philosophie de jeu des conditions matérielles dans lesquelles elles s'exercent.
C'était facile à faire pour le Nantes d'Arribas à Denoueix qui n'a jamais été un club très riche relativement à la concurrence et qui s'est toujours beaucoup appuyé sur la formation beaucoup plus que sur ses capacités de recrutement limitées, ça l'était encore pour le Barça de Guardiola à une époque où beaucoup de ses joueurs émanaient de l'académie du club et non pas du recrutement bling bling qui était la norme partout ailleurs dans les grands clubs, et est désormais redevenu la norme là-bas aussi.
Aujourd'hui, parler dans l'éther de football d'évitement, de créativité, de construire et de faire le jeu, sans prendre en compte la domination écrasante des équipes qui le pratiquent, ça devient compliqué, tout de même.
Guardiola, parlons-en : aujourd'hui il entraîne le Bayern et Manchester City. Un de ses disciples (Tuchel n'est pas que ça mais il se réclame tout de même volontiers de Guardiola) va entraîner le PSG cette saison. Tu vois où peut être ma gêne à parler de football "de gauche" dans ces conditions, quand ces philosophies de jeu sont au service de superpuissances financières qui passent les trois quarts de leur saison à écraser des adversaires littéralement ravalés au rang de faire-valoir ?
J'entends l'idée de considérer que le football "de gauche" ce serait un football "positif", celui de la créativité, de l'épanouissement des individualités au sein d'un collectif supérieur à la somme de ses parties, face à un football "de droite" qui serait typiquement celui du Leeds de Don Revie, un foot de duels et de gagne-petit, cynique, vicieux et destructeur.
Mais j'ai dans un coin de ma tête les écrits du chercheur et écrivain anarchiste James C. Scott qui explique peu ou prou (beaucoup mieux et de façon plus étayée que je ne saurais le faire) que de tous temps, les classes dominées n'ont pas vraiment eu le choix de leurs armes, et que le fait de traîner des patins, de saboter, déserter, manquer à l'appel, squatter, chaparder et fuir sont déjà des actes révolutionnaires en soi. Des actes "de gauche", donc.
Et de me demander donc si d'une certaine manière, le foot "de gauche", c'est pas plutôt Carquefou qui détruit méthodiquement le jeu de l'OM en Coupe de France pour aller chercher la victoire malgré un rapport de forces (très) défavorable.
Ou pourquoi pas la Grèce de 2004. Qui, si je me souviens bien d'une de ses interventions sur un plateau de Canal+, avait enchanté un Landreau; au passage.
Ceci étant dit, la France de Deschamps n'est pas vraiment un petit poucet. Mais pour régler son compte à Deschamps, il faudrait être tout à fait juste avec lui : récemment, les sélections à avoir pratiqué un football "positif" efficace ont bénéficié de conditions devenues... particulièrement favorables dans le foot post-Bosman, financiarisé, où les joueurs sont devenus des assets à valoriser (et ont donc beaucoup plus de valeur par leurs qualités individuelles que par les relations de jeu qu'ils tissent avec des partenaires qu'ils sont de toutes façons appelés à quitter).
L'Espagne avait son épine dorsale Barça-Real, deux clubs très puissants et composés majoritairement de joueurs espagnols avec des identités de jeu fortes, très "espagnoles", tout à fait compatibles l'une avec l'autre.
L'Allemagne avait les joueurs du Bayern de Guardiola et du Dortmund de Klopp, et si le football de possession de Guardiola et le football de transition de Klopp peuvent paraître s'opposer, il y a quand même une communauté de principes qui leur permet de dialoguer facilement ensemble.
A contrario un Sampaoli, dont j'estime que les compétences ne sont plus à prouver, s'est cassé les dents sur ses ambitions de jeu avec une Argentine en manque d'identité commune, malgré rien moins que Lionel Messi, dont je continue à penser qu'il est (et restera sans doutes) le meilleur joueur de l'histoire du foot, en tous cas son meilleur joueur offensif.
Donc je sais pas bien quoi penser de ce que fait Deschamps. Est-ce que son titre est le titre d'une équipe gagne-petit, destructrice, s'appuyant a minima sur les talents exceptionnels à sa disposition ? Oui, sans aucun doute. Et si c'est "de droite", alors sur le papier, le football de Deschamps est de droite, sans équivoque.
Est-ce qu'on peut espérer mieux en équipe de France pour autant ? J'ai tendance à penser que non, et qu'aucun sélectionneur français n'aurait le temps de conduire le processus long et pénible qui consisterait à inculquer une identité de jeu à cette équipe, voire idéalement à mettre en place des principes communs dès les sélections de jeunes comme ce sur quoi Bielsa et Sampaoli avaient pu s'appuyer avec le Chili, ou ce qu'a fait Tabarez avec l'Uruguay.
Parce que je crois que de base le processus serait long et pénible, parce que la base de joueurs idoines n'est pas là pour commencer, et qu'avec tout le talent dont on dispose, on reste sur une formation très individualisée sans réelle identité de jeu. Un Pogba par exemple à 25 ans n'est toujours pas capable de dicter le tempo d'un match alors qu'il a théoriquement tout ce qu'il faut pour devenir un vrai meneur (et qu'on en aurait bien besoin pour pouvoir ambitionner autre chose dans le jeu).
Parce qu'ensuite, quoi que semblent en dire les critiques récurrentes sur l'esthétique et la manière des matchs de l'EDF de Deschamps, je pense qu'il y a en France, à tous les étages, beaucoup plus d'exigence envers les résultats qu'envers la façon dont on s'y prend pour les obtenir, et que les résultats médiocres qui découleraient probablement, au moins dans un premier temps, d'un processus de mise en place d'une identité de jeu plus ambitieuse et "positive" ne seraient pas acceptés.
Je dis pas que c'est nécessairement mieux ailleurs d'ailleurs, mais pour parler de ce que je connais, pour moi le contexte est très défavorable chez nous. Nous sommes probablement plus le pays de Georges Boulogne que celui d'Albert Batteux et de José Arribas.
Appelle-moi pessimiste.
Le foot de Deschamps m'emmerde, mais on peut pas lui reprocher de ne pas savoir ce qu'il fait et de ne pas arriver au but. Est-ce que c'est la "chatte" qu'on lui reprocherait presque d'avoir, ou est-ce que c'est juste qu'il sait ce qu'il peut faire dans la mesure de ses moyens ? Et à quel point c'est de gauche ou de droite, ça, de savoir fabriquer une équipe qui atteint ses objectifs en jouant à la mesure de ses moyens, quelle que soit la façon dont elle y parvient ? Est-ce que c'est pas quand même un petit peu de gauche de savoir valoriser les qualités de charbonneurs de joueurs comme Kanté et Matuidi ? Je suis pas tout à fait capable de répondre "non" sans le moindre doute à cette question."