F. Scott Fitzgerald, l'auteur du
Great Gatsby, de
Tender is the Night, le visage perdu de la génération perdue, avait en 1936 été invité par le rédacteur en chef de la revue Esquire à rédiger un texte intime, où affleurent son alcoolisme, le mal dont était atteinte sa femme Zelda, schizophrène, les déceptions, les échecs, la mort rôdant. Texte autobiographique, nouvelle :
The crack-up, que l'on traduit souvent sous le nom de
La fêlure, est devenu l'un des textes les plus lus et les plus analysés de Scott Fitzgerald, notamment par Deleuze qui l'invoque à plusieurs reprises, deux au moins (dans
Logique du sens et
Mille plateaux). Et dans
La fêlure se trouve cette phrase souvent citée et reprise comme un aphorisme, sans doute parce qu'y réside une part irrésistible de vérité, au-delà des désespoirs circonstanciels, une profondeur rare et intranquille :
Of course all life is a process of breaking down.
Toute vie est bien entendu un processus de démolition.
Je peux vous inviter à lire ce texte, parce qu'il est beau et important. Et parce que s'il est beau et important à la fois c'est aussi qu'il est vrai. Mais je voudrais également prendre cette phrase à part et sinon la détourner du moins la faire rencontrer une autre pensée, c'est que parmi les grandes choses qui ne sont vraiment réalisées que quand elles sont à l'image de la vie même (l'art, la littérature, la musique), on peut compter le football. Et bien entendu, je pousserai donc le syllogisme au bout pour dire que le football est, à l'image de la vie, bien entendu, un processus de démolition. Et que c'est ce qui le rend beau, c'est ce qui fait qu'on pleure de victoire et de beauté foudroyée un soir de finale, et plus encore le lendemain, et plus encore vingt ans après.
Le football est un processus de démolition parce que le football est avant tout l'art d'annihiler l'adversaire. En fait, toute organisation tactique est défensive. Opposer football défensif et offensif est une absurdité, car tout football est défensif. C'est le principe de l'inversion de la pyramide, selon les mots de Jonathan Wilson, ou comment en quelques décennies la composition de base, normale, est passée du 2-3-5 au 3-5-2 (en passant par le WM, par le 4-2-4, et autres variantes). L'enjeu primordial est toujours de contrer chaque joueur adverse et de bloquer chaque passe éventuelle. L'enjeu secondaire est, partir du moment où l'on sait comment annihiler l'initiative adverse, de savoir comment opérer marquer un but, par le processus récupération-transmission-décalage-tir.
Lorsque José Arribas arrive à Nantes, sa première décision est d'adopter le 4-2-4 qui, depuis la victoire brésilienne au Mondial suédois, est devenu un modèle. Mais le 4-2-4 n'est pas une tactique « offensive » au sens où sa raison d'être serait de mettre plus d'attaquants pour marquer plus de buts, comme on a tendance à le croire aujourd'hui. Le 4-2-4 est en fait une variante du WM qui résulte de son implantation à Flamengo par le Hongrois Izidor Kürschner (surnommé Dori au Brésil), dans les années 1930-1940, puis par Flavio Costa sous son influence (à Flamengo aussi, puis entre autres à la tête du Brésil en 1950, l'année du Maracanaço). Et le 4-2-4 prend en compte une réalité dans l'application du WM, qui est l'asymétrie inévitable d'un système reposant sur ce carré de deux intérieurs et deux milieux, puisque dans les deux cas, l'un est toujours plus avancé et l'autre plus reculé et que, par conséquent, le travail de couverture défensive et de disponibilité offensive implique qu'un latéral soit plus offensif que l'autre, et un ailier plus défensif que l'autre. Kürschner le savait pour l'avoir vécu, étant latéral gauche de formation. En Brésilien, le 4-2-4 s'appelle d'ailleurs
diagonal.
Le 4-2-4, c'est ce qui a permis au Brésil d'acquérir une discipline tactique et, dans un second temps, de dominer le monde pendant quasiment vingt ans. En 1958 et en 1962 c'est Zagallo qui tient le poste d'ailier reculé à gauche tandis que Garrincha fait parler sa vitesse et son dribble. Pelé tient un rôle embusqué derrière Vava, de même que Zito (ou Dino Sani) est plus reculé que Didi. En défense, les espaces sont aussi interprétés différemment, et c'est Bellini qui généralement peut monter. Le beau jeu, c'est pour les vidéos de buts. Dans le déroulement des rencontres, la capacité à gérer les temps faibles et à faire mal à l'adversaire aussi comptait. Robert Jonquet n'est plus là pour nous en parler mais en savait quelque chose.
En 1962, rien ne change ou presque. Puis, dans les années soixante, des parades sont trouvées qui, comme le
catenaccio, de la Grande Inter (mais l'inspiration était ailleurs là aussi, et non pas seulement chez Herrera, mais dans le Verrou suisse de Karl Rappan) tiennent compte de l'asymétrie, avec un Facchetti plus reculé que Jair (ou Domenghini) de l'autre côté, avec une capacité à aspirer l'adversaire pour mieux contrer. En somme, le 4-2-4 vise à mieux défendre et contrer face au WM, le catenaccio à mieux défendre et contrer face au 4-2-4, et ainsi de suite jusqu'à aujourd'hui.
Que certaines dispositions tactiques soient plus spectaculaires que d'autres, c'est évident. Le football de projection rapide de Suaudeau en 95 était un sommet. Mais c'était un sommet qui n'était permis que par un bloc défensif bas, et par un surnombre assuré notamment par la valorisation des milieux récupérateurs descendant volontiers dans leur surface, et dont le nombre en fonction de l'adversaire pouvait être de deux ou trois. Ce qui peut d'ailleurs faire dire que, même s'il n'a jamais été sélectionneur, Suaudeau a inspiré France 98. Non pas parce que France 98 avait adopté ses préceptes offensifs (mais était-ce possible avec d'autres joueurs ?), de fait l'organisation offensive de 98 est assez spécifique, avec une pointe unique et deux éléments offensifs disposant d'une liberté quasiment totale, association qui a fonctionné assez irrégulièrement. En revanche, le bloc défensif devait tout à ce rôle de récupération déjà vu à Nantes avant tout le monde (et d'une certaine façon, déjà, en 83 dans le rôle d'Adonkor). Comme le dit Suaudeau : « Je conçois le jeu d'attaque à travers la récupération. »
Je suis toujours frappé quand on décrit par exemple l'Espagne de 2010 (de 2008-2014 certes, enfin, retenons 2010) comme une équipe offensive. Le plus faible nombre de buts marqués par un champion du monde. Comme si le nombre de passes et la possession, quel que soit la position sur le terrain, étaient le signe d'un tempérament offensif. Dominateur oui, par la possession justement, mais c'est là une stratégie purement défensive. Et dont le point d'équilibre se situait aussi à la récupération, autour de Busquets et de sa complémentarité avec Xavi. Et de la capacité espagnole, là aussi, à annihiler l'initiative adverse, autant que les règles, l'arbitrage et le sens de la dignité le permettent.
Je ne voudrais pas aller trop loin dans l'illustration de cette pensée, selon laquelle
le football est, à l'image de la vie, bien entendu, un processus de démolition, mais je voudrais tout de même conseiller à ceux qui déplorent, regrettent, ou simplement pensent contestable la victoire française, que le football ne peut pas faire autrement que de sacrer l'équipe qui a le mieux joué parce que justement elle est allé au bout de ce processus de démolition. L'Italie de 2006 a su gagner contre la France non pas malgré mais grâce à un but entaché d'une faute, à un second penalty refusé sur Malouda, à une faculté à faire se retourner la dramaturgie zidanienne contre lui au moment le plus inattendu, à un arbitrage hors des règles à l'aide de la vidéo, et on pourrait continuer longtemps. Et comme pour ceux qui ont connu Séville, la défaite restera toujours beaucoup plus amère que la victoire n'est satisfaisante. C'est pour cela que le romantisme n'est pas compatible avec le football et mène toujours à la défaite. Parce que la domination, c'est l'annihilation.
Et cela, Deschamps l'a compris. Et pas moins à Nantes qu'à Marseille ou à Turin. Il l'a compris simplement parce qu'il a toujours été dans le sens du jeu, c'est-à-dire vers la victoire. Et cela est passé par quelques principes qui sont plus que des trouvailles. Par l'asymétrie naturelle qui a structuré l'équipe de France, non pas seulement pour permettre à Mbappé de se projeter, mais aussi pour enfermer systématiquement l'adversaire sur son côté faible et isoler les éléments forts, ce qui fut le cas en particulier contre la Belgique en forçant à sortir sur Chadli et en enfermant Hazard, certainement lors d'un des meilleurs matches de l'histoire de l'équipe de France (à défaut d'avoir été, là encore, spectaculaire). La projection offensive de Mbappé n'est permise justement que grâce à la cohérence défensive. Et en finale, si le manque de maîtrise individuelle a été par moments criant, évident (sauf chez Pogba et Griezmann), c'est justement la cohérence tactique et la capacité à penser le jeu mieux que l'adversaire qui a permis à l'équipe de tenir et d'obtenir deux buts en première mi-temps sans avoir une seule véritable occasion, ce qui a été souligné par certains. On ne peut pas donner en permanence des leçons de réalisme en citant des exemples étrangers et ne pas voir là une performance. On savait que le jeu croate passait par les ailes. Rakitic et Modric ne trouvent jamais Perisic et Rebic du match. Modric est obligé de jouer plus haut et sur le côté, et a beaucoup moins d'impact que d'habitude. La Croatie a peut-être 66% de possession, mais ses attaquants n'ont jamais vu le ballon, hormis sur coups de pied arrêtés ou lorsqu'ils ont dézoné (et très bas).
Et que ceux qui demandent pourquoi, avec de tels joueurs offensifs, des Mbappé, Dembélé (en supposant qu'il ne foire pas son seul match comme titulaire), Griezmann, Fekir, pourquoi Deschamps ne décide pas d'une cavalcade bleue et d'un jeu de possession léché, rapide, collectif, devraient peut-être enfin comprendre que justement, plus la létalité offensive est forte, plus se justifie une stratégie visant à bloquer l'adversaire et à libérer des espaces. Multiplier les occasions signifie en avoir besoin. Or une occasion peut suffire. Ce qui est poussé à son paroxysme quand
zéro occasion peut doublement suffire comme dimanche en première mi-temps.
Tout cela non pas pour faire l'éloge de qui que ce soit ou dire que c'était beau. Mais le football ne se joue pas contre ses règles, contre le terrain, et contre une certaine historicité. Et sans dire que c'était parfait, sans dire que c'était aussi bien que 98, ou que 95, ou que quoi que ce soit, rien ne pouvait pas être fondamentalement autre, en Russie, en 2018.